Rock ’n’ roll
Une question vous trotte certainement dans la tête : qui est donc ce Roger Avary ? D’origine canadienne, ce cinéphile de toujours débuta sa carrière atypique au sein d’un vidéo club de Los Angeles (plus précisément à Manhattan Beach), nommé Video Archives. Il se trouve qu’un autre saugrenu personnage travaillait également à ce même vidéo club, individu vouant aussi une passion éclectique et indéfectible au septième art.
Pour les plus documentés d’entre vous, vous voyez certainement vers où nous nous dirigeons. Ce deuxième personnage, venant s’ajouter à cette brève recontextualisation de l’œuvre d’Avary, eut un relatif succès dans le milieu du cinéma après avoir arrêter de vendre des VHS, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que de QT himself , Quentin Motherf***ing Tarantino. Comme quoi il semblerait que vendre des cassettes est plus formateur qu’une école de cinéma (sorry Martin…).
Partageant les mêmes goûts, Roger et Quentin décidèrent de s’épauler dans leurs futurs projets artistiques respectifs. Cette collaboration débuta avec la première réalisation de Tarantino, My Best Friend’s Birthday*, dont la pellicule fut partiellement détruite lors d’un incendie laissant le projet à jamais inachevé. De plus, lors de leurs jours à Video Archives, ils écrivirent un script intitulé The Open Road qui selon certaines sources faisait plus de 500 pages. Ce script devint la matière créatrice de deux énormes productions cultissimes: Natural Born Killers d’Oliver Stone et True Romance de Tony Scott.
Quelques années après le brasier, ils retentèrent leur coup avec Reservoir Dogs qui eut un succès retentissant, ce qui poussa les deux jeunes hommes à s’atteler de ce pas à un nouveau projet. Celui-ci s’inscrira dans l’histoire comme étant un des plus grands films réalisé depuis que le train arriva en gare de la Ciotat*, j’ai nommé Pulp Fiction. Pour le dit film, nos deux compères furent couronnés en 1995 de l’Oscar du meilleur scénario original. Au moment de leur discours de remerciement, Tarantino fit preuve de son habituel sarcasme et resta plus que bref, tandis que Roger surpris avec le one-liner suivant: « I really have to take a pee right now, so I’m gonna go ». Cependant, un peu avant la sortie du film, un désaccord survient entre les deux hommes: Quentin proposa une somme d’argent à Roger afin que son nom ne soit pas crédité en tant que co-scénariste du film étant donné qu’il estimait que celui-ci n’avait pas été aussi impliqué dans l’écriture qu’il ne le prétendait, travaillant en parallèle sur son premier long métrage, le délirant Killing Zoe. À contrecœur (et probablement à court d’argent), Avary se sentit forcé d’accepter. Ainsi, c’est pour cela qu’à ce jour il n’est crédité que pour avoir eu l’idée originale de Pulp avec Quentin. Comme vous devez certainement vous en douter, cette histoire met fin à la collaboration de ces deux érudits de cinéma, mais avant tout à une amitié.
La reste, c’est de l’histoire : l’un prit son envol pour devenir un des plus grands réalisateurs de sa génération, l’autre resta longtemps sous les radars. Il faudra huit ans avant que notre F117* ne se mette à la production de sa deuxième réalisation qui reste à ce jour sa plus audacieuse et culte: The Rules of Attraction, adaptation du roman éponyme du célèbre romancier d’anticipation social Bret Easton Ellis, que l’on connaît notamment pour American Psycho, de part bien évidemment son adaptation au grand écran (chef d’œuvre absolu contrairement aux déclarations de l’auteur).
Les Lois de l’Attraction est le parfait mélange entre un campus/college movie et un arthouse film*. Par respect à l’œuvre originale, le film brosse fidèlement un portrait nihiliste des mœurs de cette jeunesse américaine dorée des années 90 à travers le quotidien mouvementé et sombrement rocambolesque de quelques étudiants du campus de Camden College. Le film s’ouvre sur la fête “End of the World” où nos personnages se présentent un à un de manière morcelée par le biais de monologues intérieurs révélateurs de leur personnalité; parmis eux on retrouve notamment Sean Bateman (interprété par James Van Der Beek), probablement le frère de Patrick Bateman, serial killer d’American Psycho, ainsi que Lauren Hynde (Shannyn Sossamon), et Paul Denton (Ian Somerhalder). A eux trois, ils forment un triangle amoureux des plus complexe qui n’est pas à l’abri d’en surprendre plus d’un, nonobstant une situation et contexte paraissant des plus banales. Qui dit vie étudiante de débauche ditdrogues dures, sexe, & fêtes endiablées: ces trois élèments sont plus que de la partie puisqu’ils sont les piliers fondamentaux de The Rules of Attraction. Il sera également question de désenchantement, d’amour, d’inhumanité, et d’autodestruction.
Comme disait Bette Davis dans la peau de Margo Channing dans All About Eve (1950): « Fasten your seat belts, it’s gonna be a bumpy ride. »
Au premier abord, le titre Les Lois de l’Attraction pourrait sembler être un oxymore tant le concept de “lois” tient plus aux sciences alors que l’attraction est quelque chose de l’ordre du naturel, de l’instinctif. C’est donc à travers ce film qu’Avary tente d’élucider les secrets de l’attraction par le biais de ses trois cobayes qu’il observe se détruire, caméra à l’épaule (c’est une image; la plupart des plans sont fixes ou des travellings sur rails), dans ce lieu d’expérimentation qu’est Camden College. C’est un bien grand mot que de qualifier ce lieu de “collège” tant on aurait l’impression d’être dans un hôpital psychiatrique peuplé de jeunes, certes beaux comme des dieux grecs, mais en même temps complètement désaxés de la réalité. Ce décalage est suscité par leur déconnection totale de tout sentiment relationnel sincère et pur. Ainsi, aucune loi ne pourrait définir leurs attractions possibles si l’on prend en considération leur degré d’infirmité sentimentale mis en exergue par cette sarabande grotesque et intimiste qu’est Les Lois de l’Attraction.
De plus, en pesant mes mots, il ne semblerait pas exagéré de comparer ce film à l’œuvre de Kubrick puisqu’il serait vraisemblable que s’ il avait lui-même réalisé un teen movie, il en aurait résulté un film similaire. Tel le grand maître de 2001: A Space Odyssey ou bien encore de Barry Lyndon, d’une main de maître, Avary a le souci de dépeindre avec acuité un regard critique sur l’humanité dans toute sa froideur et son abstraction. Ce qui est très fort avec le film, c’est qu’il est bouleversant, mais d’une manière surprenante puisque cette émotion n’est pas dégagée par les personnages qui nous semble si détachés de tout ce que l’on semble connaître, rendant impossible l’identification. Ce qui est émouvant donc, c’est le regard porté par Roger sur ce monde rigide & glacial qui lui permet de parler à la fois d’amour et de solitude avec un style incomparable (si ce n’est à celui de Kubrick en l’occurrence). Sublimée par le titre Colours de Donovan (B.O. monstrueusement bonne) , une simple séquence en split-screen qui vient réunir deux de nos protagonistes pour ne former qu’une seule image à la manière d’un puzzle, témoigne de la grandeur poétique du metteur en scène.
De plus, le jeu constant avec la temporalité du récit est très intéressant; les plans se remontant incessamment telle une VHS que l’on viendrait sans cesse rembobiner. Ces distorsions temporelles laisseraient à penser que nos personnages sont piégés dans des culs de sac, ne leur laissant pour seul choix que de passer en marche arrière. La toxicité de leurs relations autodestructrices, fruit de leur égocentrisme, font qu’ils sont inéluctablement pris de cours par la fatalité de leur destin.
Au fond, le film passe en revue toutes les possibilités du prisme de l’interaction humaine et plus particulièrement sentimentale, les rapprochements entre deux êtres mais parfois aussi la haine ou l’indifférence engendrée. On peut en tirer ainsi une conclusion, aussi nihiliste et tragique puisse-t-elle être, qui est la suivante: on reste à jamais seul.
En fin de compte, ces lois de l’attraction ne seraient-elles pas celles de la répulsion ?
« – I just want to know who you are.
– No one will ever know anyone. »
– The Rules of Attraction, Bret Easton Ellis
Antoine Massip
Quelques références:
*Quentin Tarantino – My Best Friend’s Birthday [1987 Short Film]
* L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1896) des frères Lumière, un des premiers films majeurs de l’histoire du cinématographe
* Le Lockheed-Martin F-117 Nighthawk est un avion d’attaque au sol conçu par les États-Unis dans la seconde moitié des années 1970. C’est le premier avion militaire au monde étudié dès le départ pour avoir la signature la plus réduite possible (invisible au radar)
* Un arthouse film (plus communément cinéma d’art et d’essai) est généralement un film indépendant, destiné à un marché de niche plutôt qu’à un public de masse.