Morbide allégresse

Le festival de Cannes est un peu la deuxième famille de François Ozon. Une chose est sûre, il n’est pas l’enfant gâté de cette famille car à chaque cérémonie, il revient systématiquement bredouille. Ce nouveau film ne fait pas exception à la règle. Il faut dire que la compétition était rude. Ainsi, il s’agit de sa 7ème sélection au festival et de sa 4ème en compétition, soit 5 ans après L’Amant Double (2017). Nous avons eu le plaisir de découvrir  Tout s’est bien passé en juillet à Cannes, puis de le voir à nouveau plus récemment à l’occasion de la conférence de presse du film à laquelle nous avons assisté au Grand Hôtel de Bordeaux afin d’interviewer Ozon et le premier rôle du film, André Dussollier.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les retours à l’égard de ce film sont très mitigés, certains encensent l’œuvre, clamant que c’est du “grand Ozon”, et d’autres en disent tout le contraire. Il est certain qu’avec son précédent long métrage, le nostalgique et rafraîchissant Été 85 (2020), François avait mis la barre très haut. Ce fut donc pour lui un défi de taille à relever que de surpasser ce film. Pour être tout à fait franc d’emblée, ce n’est très clairement pas le meilleur film de François Ozon, mais c’est peut-être l’un de ses plus personnels surtout lorsqu’on connaît la genèse du film.

Tout s’est bien passé retrace les derniers jours d’André Bernheim du point de vue de sa fille Emmanuèle qui n’est autre que l’écrivaine du roman qui inspira le film et qui est également une amie de toujours de François Ozon, ainsi que proche collaboratrice au scénario. Emmanuèle et François se sont rencontrés à l’occasion du tournage de Sous Le Sable (2000) durant lequel, par l’intermédiaire de son agent de l’époque Dominique Besnehard (que l’on connait pour avoir été derrière la série à succès Dix pour cent), qui fit appel à ses services pour rattraper le scénario qui ne plaisait ni à la production, ni à Ozon. Ce fut la naissance d’une grande amitié entre la scénariste et le réalisateur qui collaboreront à maintes reprises sur les décennies à venir. Il y a de cela 7 ans Emmanuèle fit parvenir son nouveau et ultime roman Tout s’est bien passé à François et lui proposa de l’adapter au cinéma car c’est une histoire, son histoire, qui lui tenait très à cœur. À ce moment-là, il ne se sentit pas dans la capacité de réaliser une telle tâche étant donné qu’il ne savait pas comment s’approprier une histoire si personnelle pour la transposer à l’écran le plus fidèlement possible, tout en effectuant une proposition cinématographique digne de ce nom. En 2017, Emmanuèle Bernheim décéda d’un cancer du poumon foudroyant. L’absence d’Emmanuel donna à François l’envie et l’élan pour enfin adapter son œuvre, certainement pour pouvoir la retrouver à travers sa glorieuse et bouleversante interprète, Sophie Marceau.

L’histoire du film est la suivante : À la suite d’un accident vasculaire cérébral, l’octogénaire André Bernheim est hospitalisé. À son réveil, malgré sa semi-paralysie faciale et la diminution de sa motricité, il retrouve peu à peu goût à la vie. Une forme d’allégresse peu commune chez les individus dans le même genre de situation. Pourtant, il demande à l’une de ses filles, Emmanuèle, de l’aider à mourir en l’emmenant en Suisse dans une clinique spécialisée au suicide assisté. Préparez vos mouchoirs… on pleure de tristesse comme de rire.

Malgré ce que l’intrigue du film pourrait laisser présager, Tout s’est bien passé n’est pas un film aussi morbide que ça, loin de là même, car il est avant toute chose un hymne à la vie comme nous le souligna le réalisateur lors de la conférence. En perspective, la fin de la vie d’André n’est pas là pour nous plomber moralement mais plutôt pour mettre en valeur la richesse de nos vies et du moment présent. Certes, le film tire des larmes, ce qui n’empêche qu’en sortant de la salle le sentiment prédominant est la joie de vivre. On pourrait même s’exclamer “Je me sens vivant(e)” tel Marceau dans le film. De plus, l’humour grinçant et l’ironie cocasse du film, dégagé principalement du personnage d’André, sauvent le film de plonger dans le pathos.

Si on devait reprocher des choses au film, c’est bien de manquer d’ambition surtout d’un point de vue de la réalisation, qui se veut assez « clinique » et froide, ce qui est très surprenant de la part d’Ozon qui nous a habitué à plus de légèreté. De plus, le film se disperse un peu trop dans les thèmes sensibles qu’il approche et parfois flanche à la lisière de l’impersonnel, ce qui laisse un peu le spectateur en dehors. Rarement n’avions-nous vu un Ozon maladroit de la sorte. Néanmoins, on notera les trois grandes forces de ce film, piliers de marbre de l’édifice : la bouleversée et bouleversante Sophie Marceau, la sublime et grave Géraldine Pailhas, et le légendaire André Dussollier qui nous livre ici, sous des kilos de maquillage, sans aucun doute un de ses plus grands rôles. Il est important de rappeler que Dussollier est lauréat de ni plus ni moins 3 Césars et un Molière. Chapeau l’artiste !

Pour synthétiser, malgré son petit lot de défauts, Tout s’est bien passé touche. N’est-ce donc pas l’essentiel ? Débattable. À vous de vous faire votre propre avis à sa sortie en salle le 22 septembre.

INTERVIEWS

FRANÇOIS OZON

À la fin du film, on se rend compte que le sujet traité n’est pas la mort, mais plutôt la question de savoir jusqu’où on peut supporter la vie.

Oui, ce qui m’intéressait c’était de faire ce film du côté de la vie car le grand paradoxe du film c’est que c’est l’histoire d’un homme qui aime tellement la vie qu’il veut mourir. Au-delà du thème de l’euthanasie, ce qui m’intéressait c’était les liens familiaux et l’impact d’une telle décision au sein d’une famille.

Vous ne vouliez donc pas en faire un film à débat ?

C’est toujours intéressant de poser des questions, que le spectateur s’interroge. Néanmoins personnellement je n’ai pas de réponse, et je ne sais pas comment je réagirais dans cette situation. Je pense qu’on ne peut pas savoir tant qu’on n’y est pas confrontés.

Je me suis rendu compte en filmant ce que ça aurait pu être de vivre un enfer comme celui-ci pour Emmanuèle Bernheim, que ça a dû avoir un impact sur sa vie. Je ne pense pas qu’il y ait un lien entre cet événement et son cancer foudroyant qui l’a emporté quelques années après, mais ça n’a pas dû être si anodin que ça.

Donc ce qui me choque, c’est que la loi ne permette pas que les gens partent dans des conditions heureuses, en famille.

Le sujet est grave mais le ton n’est pas du tout plaintif…

L’enjeu principal c’était de demander aux comédiennes (ndlr. Sophie Marceau ; Géraldine Pailhas) de ne pas pleurer. Elles étaient souvent au bord de larmes car elles se projetaient par rapport à leur propre père. L’émotion il fallait justement la contenir, elle ne peut venir qu’à la fin du film.

Je n’avais pas envie d’être dans le pathos, il y a une forme de pudeur de la part du père mais aussi d’ironie, de cynisme de ne pas vouloir découvrir ses émotions. Les filles, d’une autre génération, auraient peut-être besoin de plus de débordement. D’ailleurs, le père ne les remercie jamais, pas même au moment des adieux dans l’ambulance. Le personnage d’André est assez égoïste et en même temps, il regarde la mort en face. Il est calme, cash, il en parle et l’humour vient surement de là dans le film : la mort est tellement tabou dans notre société que quand quelqu’un en parle aussi ouvertement, ça perturbe.

Dans le film, il y a une vraie dynamique, les dialogues sont rapides sans grandes explications…

Emmanuèle Bernheim a une écriture à l’os, elle n’est pas dans la psychologie mais dans les faits, ce qui est très bien pour le cinéma qui sont une succession d’actes, de faits. Le livre était donc assez facile à adapter, j’ai essayé de garder cet aspect behavioriste : c’est à travers les mouvements des personnages qu’on raconte l’histoire, plus que par des paroles.

Vous disiez vouloir absolument éviter le pathos, est-ce qu’il y a cependant des moments où vous vous êtes senti sur le fil ?

Non, parce que je trouve qu’il n’y a pas de scène « avec les violons », sentimentales. L’humour d’André fait que dès qu’il y a un peu d’émotion, il apporte de l’ironie qui met les choses à distance. Avant la scène de l’ambulance, qui est un moment de vérité, je ne sens pas qu’il y a trop d’émotion. Après, cela dépend du ressenti de chaque spectateur.

Il y a cette balance entre ce qu’il vit qui est dramatique et tous les moments heureux dont il se souvient…

On sent qu’il a un appétit de vie, s’il veut mourir c’est parce qu’il n’a plus les moyens d’avoir la vie qu’il souhaite. Néanmoins, d’un point de vue de la loi il ne va pas si mal : il a toute sa tête, il est pris en charge confortablement. C’est en ça que son geste est totalement illégal en France.

C’est un personnage dans le film qui est proche dans le jeu du père d’Emmanuèle ?

Oui, d’ailleurs ce qui était très important pour André Dussollier et moi c’était de s’aider de la vraie vidéo qu’Emmanuèle a faite de son père, où il exprime ses intentions de mourir. Il s’en est servi pour retrouver l’élocution, la manière de parler.

Vous vous êtes inspiré avec une certaine liberté du livre d’Emmanuèle Bernheim. Vous diriez qu’il y a quel pourcentage de vrai et de faux ?

Tout est vrai. Les seuls ajouts sont sur le personnage de la mère, pas du tout développé dans le livre : c’est en travaillant sur le scénario et en rencontrant les proches que j’ai appris que sa mère était une sculptrice importante. Il y avait donc deux artistes au sein de cette famille : une sculptrice et une écrivaine.

Et il n’y a pas eu de suite judiciaire à cette affaire ?

L’avocat les a très bien conseillé, il leur a dit de ne surtout pas y aller (accompagner leur père en Suisse), car si elles y allaient il y a toujours le risque qu’on pense qu’elles emmenaient leur père pour s’en débarrasser et toucher l’héritage. Comme elles n’y sont pas allé, il n’y a pas eu de problème. Dans le film, c’est amené d’une manière plus comique mais dans la réalité tout le monde était très stressé.

Justement les touches d’humour qui apportent de la légèreté au film, c’est vous qui avez voulu les ajouter par choix ou c’est fidèle au livre d’Emmanuèle Bernheim et à son histoire ?

Je pense que c’est un mélange de tout. Je savais que le père avait beaucoup d’humour, et on m’a aussi raconté beaucoup d’anecdotes : par exemple celle de la « coquille » qui se transforme en « couille », ce n’était pas dans le livre mais Pascale Bernheim me l’a raconté. C’était des détails que j’ai intégré dans le scénario pour rester du côté de la vie, et non pas que le film soit morbide. On apprend à réussir sa vie, on peut aussi apprendre à réussir sa mort.

Vous aviez tout de suite pensé à André Dussollier pour le rôle du père ?

Très vite en tout cas. André a tout de suite été très enthousiaste, ce qui était assez compliqué car il est très amoché dans le film : deux heures de maquillage tous les jours, constamment allongé/statique. Mais je crois qu’il a tout de suite senti le potentiel et a adoré le personnage, notamment de jouer et dire toutes les petites vacheries du scénario. Il a d’ailleurs travaillé avec un orthophoniste pour l’élocution.

Et pour Sophie Marceau ?

C’était une évidence car c’est une actrice que j’aime beaucoup et à qui j’ai déjà proposé des rôles mais ça ne c’était jamais concrétisé. J’ai eu l’intuition que cette histoire pouvait la toucher. Sophie aime être en osmose avec ces projets, elle a besoin d’être à l’aise avec le personnage et l’histoire qu’elle raconte. Elle m’a tout de suite dit oui, donc l’histoire devait résonner en elle personnellement.

Avez-vous ressenti une sorte de dette morale pour avoir adapté le livre d’Emmanuèle après son décès ?

Je me suis senti responsable d’être à la hauteur de ce qu’elle a écrit et vécu. J’avais déjà vécu cette expérience avec GRÂCE À DIEU, où cette fois j’avais des personnes encore vivantes dont je me sentais responsable.

Lorsque vous avez tourné à l’hôpital, quel a été l’accueil ?

Le tournage a été très compliqué : le premier jour était censé être le premier jour de confinement l’année dernière. On a donc attendu le 15 juillet et on en a profité pour changer des décors, et finalement tourner dans des ailes d’hôpitaux qui n’étaient pas dédiés aux patients d’AVC. On était souvent dans des bâtiments inutilisés.

Il n’était pas question d’intégrer la crise sanitaire dans le film. Il y avait déjà l’AVC ; le Covid et les masques en plus ça aurait fait lourd ! Par contre le tournage s’est fait dans les règles sanitaires en vigueur.

Comme on a dû attendre avant de pouvoir tourner, tous les acteurs étaient au taquet donc on a pu tourner rapidement entre les deux confinements. On avait aussi peur de ne pas pouvoir aller au bout.

Vous vous concentrez beaucoup sur Emmanuèle et André, il y a une mise à distance volontaire des autres personnages…

C’est un pacte entre le père et Emmanuèle. Il était assez pervers aussi dans la réalité, il a toujours essayé de mettre ses deux filles en rivalité. Le fait de demander à sa propre fille de l’aider alors qu’ils ont cette relation privilégiée… En plus il a un revolver chez lui ! D’ailleurs, ce qui est beau c’est que cette épreuve les rapproche en tant que sœurs. J’avais envie qu’elles aient besoin de se retrouver à la fin pour commencer le deuil, en réalité elles ne se sont pas retrouvé et ça s’est seulement passé par téléphone.

Le couple André-Claude est étrange… Comment André pouvait-il aimer et rester avec Claude ?

On peut aimer les hommes et les femmes, on peut être bisexuel ! Mais de ce que je sais effectivement, il était d’une famille bourgeoise au sein de laquelle c’était une convention de se marier. Après avoir repris l’affaire de son père, André Bernheim a finalement vendu pour se lancer dans la collection d’art : c’était un artiste contrarié. Pendant tout ce temps, il a imposé à sa femme de multiples amants. Emmanuèle et Pascale en voulait d’ailleurs plus à leur mère d’avoir accepté de vivre tout ça, mais Claude l’aimait.

Vous abordez souvent des faits de société dans vos films. Est-ce qu’en tant que scénariste et réalisateur vous ressentez le besoin de vous exprimer sur des sujets comme ça ?

Non pas du tout. Je ne fais pas des films à message, chacun à un avis différent sur les choses. Un film sert d’abord à s’interroger, à se poser des questions, à ressentir des émotions et après à se faire son propre avis. La plupart du temps j’ai fait des fictions non inspirées de faits réels.

La réalité dans laquelle vit Emmanuèle l’empêche d’écrire, elle n’est plus inspirée, l’imaginaire n’existe plus…

C’est la réalité. C’est Pascale qui m’a raconté qu’elle n’avait surtout pas dit à Emmanuèle que son père lui avait confié que leur histoire serait un bon sujet de roman, sinon elle n’aurait jamais écrit de livre.

Qu’est-ce qui déclenche chez vous le désir de raconter ces histoires ?

Je ne peux pas le dire précisément, c’est quelque chose qui s’impose. En 2013, quand Emmanuèle m’a proposé d’adapter son livre je ne m’en sentais pas capable. C’est en relisant son livre après sa mort, pour la retrouver, que j’ai senti que c’était le moment. Comme pour ÉTÉ 85, un livre que j’avais lu quand j’avais vingt ans, et pour lequel il m’a fallu trente ans pour l’adapter. Parfois les choses ont besoin de maturer, elles travaillent en nous et un jour c’est là, comme une évidence.

Avez-vous eu un contact avec Alain Cavalier qui avait un premier projet d’adaptation du livre ?

J’ai essayé de le contacter sans succès. Ça a été dur pour lui car il devait en plus adapter le livre avec Emmanuèle Bernheim jouant son propre rôle, et Alain Cavalier son père. Mais à cause du cancer d’Emmanuèle, ça ne s’est pas fait. Il a donc réalisé un documentaire : ÊTRE VIVANT ET LE SAVOIR, on y voit Emmanuèle et il parle de ce projet de film qui n’a pas pu se concrétiser.

Vous écrivez toujours seul ?

Oui, mais j’ai toujours besoin d’un regard extérieur. Avec Emmanuèle, c’était beaucoup de discussion et de travail ensemble.

Il s’agit de votre énième sélection au Festival de Cannes. Quelle est votre relation avec le Festival ?

J’adore y aller, c’est le temple de la cinéphilie et il y a une sorte d’effervescence. J’en ai des très bons souvenirs, déjà avec mes premiers courts métrages. Mais il y a une grosse pression pour les films français : tout le monde nous attend avec la kalachnikov, des fois ça se passe bien, d’autres non ! En tout cas pour l’international c’est un beau tremplin : les films vont être acheté et sortir partout dans le monde, être beaucoup vu.

La métaphore du sandwich était-elle dans le livre ?

C’est quelque chose de concret que je trouvais beau. Ça raconte le parcours d’Emmanuèle, et ça lui ressemble vraiment ; elle avait ce côté très instinctif, animal.

Ça vous fait aussi réfléchir sur le devoir filial ?

Selon moi, ça ne devrait pas être aux enfants de nous occuper de la mort de nos parents. Les accompagner à bien vieillir oui, mais pas à mourir, ce devrait être au corps médical de s’en charger.

Photo : François Ozon

 

ANDRE DUSSOLLIER

Le fait d’avoir incarné ce personnage vous a fait changer votre regard sur l’euthanasie ?

J’étais impressionné que des gens prennent ce genre de décisions. J’ai vu un documentaire en particulier sur l’association Dignitas en Suisse qui étudie les dossiers médicaux, et ça se passe vraiment comme dans le film. J’ai seulement du mal à comprendre comment des gens peuvent être autant maîtres de leurs vies et leurs destins.

J’ai surtout été marqué par ceux qui souffrent réellement, et dont on a pas envie de voir se prolonger la souffrance. Dans ce cas-là, le corps médical essaye d’éviter ça grâce à la morphine malgré les lois.

Mais il y a toujours ceux qui sont contre la légifération de l’euthanasie, qui pensent qu’il vaut mieux mettre l’effort financier et de recherche sur les soins palliatifs. C’est un vaste débat, et c’est tout l’objet du film sans que ce soit justement un film à débat. François Ozon aborde toujours des sujets qui sont liés à notre époque et débattus.

Le personnage d’André a un caractère fort. Est-ce que ce n’est pas la toute-puissance de cet homme, qui paraît imperméable, qui aime ses proches mais jusqu’à une certaine limite qu’il ne faut pas dépasser ?

Dans le film, on voit qu’il est très égoïste et centré sur lui-même, sur une idée de lui-même. Il ne veut pas être confronté au regard de ceux qu’il a connu, du monde public dans lequel il a vécu.

Donc il impose sa manière de vivre. Sexuellement, il impose ses compagnons à ses filles et sa femme. C’est aussi un homme entier, qui n’a pas peur du qu’en dira-t-on et du regard qu’on peut porter sur lui. Ça justifie la fait qu’Emmanuèle aurait préféré l’avoir comme ami que comme père.

Il joue un jeu cruel car il impose sa décision mais revit aussi des moments heureux…

Il a son idée et persiste pour arriver au bout. C’est une mort volontaire, c’est ce qu’il a voulu et il l’obtient. C’est cruel de devoir demander à ses enfants de l’aider dans ce parcours. Ce qui est paradoxal effectivement, et c’est là toute la complexité d’un être humain, c’est que ça n’empêche pas ses sentiments. Quand il s’adresse à Sophie Marceau pour l’aider dans sa démarche, c’est parce qu’il sent qu’elle est capable d’aller au bout. Il est donc profondément égoïste mais en même temps pétri de sentiments. C’est aussi ce qui fait la richesse des rôles, des films, il n’y a pas de cloisonnement.

Moi qui suis passionné de faits divers, il y a des comportements incompréhensibles et terribles qui rendent compte des rouages d’un être humain. Parfois les scénaristes se cassent la tête pour apporter des rebondissements et des coups de théâtre à leurs films alors qu’il suffit de creuser la psychologie d’un personnage. C’est d’ailleurs ce que l’on voit dans SHAME de Steve McQueen.

Il a un rapport très maitrisé à la mort, vous vous reconnaissez là-dedans ?

Moi j’ai envie que ça dure. Il y a une très belle phrase de Alphonse Allais qui dit : «  J’ai décidé de vivre éternellement, pour l’instant tout se passe comme prévu. » Comme Proust qui disait que son corps n’était pas à la hauteur de ce que voulait faire son esprit et qui écrivit sans relâche jusqu’à sa mort, il y a parfois des signaux intérieurs qui nous font aller à l’essentiel. La mort fait partie de nos vies, on ne peut pas la prévoir, donc à un moment donné on n’arrête de perdre du temps.

C’est d’ailleurs très saisissant de voir que quelqu’un qui va mieux comme André vers la fin du film ne peut pas accepter l’idée de vivre une vie au ralenti. Certes il était âgé, mais je crois tellement que la vie est merveilleuse.

Belmondo par exemple a eu un AVC il y a vingt ans, moi qui avait souvent l’occasion de le croiser, il avait toujours sur son visage et dans sa personne une volonté farouche de vivre, se battre, aller au bout. Il s’est endormi paisiblement, comme s’il avait vécu sa vie pleinement. On peut vivre avec un handicap comme lui, sans forcément choisir la voie que choisit André Bernheim.

En tant qu’acteur, comment avez-vous réussi à faire passer des émotions avec une prothèse sur une partie du visage, toujours allongé, donc en vous privant d’une partie de votre outil de travail ?

C’est très impressionnant déjà visuellement. Il fallait que cette paralysie existe. Tous les éléments sont diminués, ça a été tout un travail. J’ai vu pas mal de documentaires de personnes qui étaient lucides, pas en si mauvais état physique que ça qui étaient déterminés à ne pas vouloir déchoir, et à mourir plutôt que de ne plus avoir la vie qu’ils avaient eu avant. Ces documentaires m’ont aidé à comprendre cette démarche. François Ozon m’avait aussi donné l’extrait de la vidéo dans laquelle André Bernheim déclare qu’il veut mourir, comme dans le film. À ce moment-là il avait déjà fait un an de rééducation donc ça allait mieux.

Le maquillage rentre aussi en ligne de compte et apparaît comme une complémentarité. Donc on y arrive intérieurement, en se nourrissant de ce que l’on voit dans les documentaires par exemple, puis par des ajouts avec le maquillage notamment.

Votre prochain film ?

J’ai tourné le film sur Clémenceau de Jean-Marc Peyrefitte avec Jacques Gamblin, et je sors aussi d’un tournage dans les Landes avec Alex Lutz.

Photo: Antoine et André Dussollier 

 

Antoine Massip & Laurène Derveaux 

 

Categories: Avant-Première