Avant toute chose, je souhaite vous avertir qu’il est essentiel de voir Citizen Kane (1941) d’Orson Welles avant de visionner Mank étant donné que, comme le réalisateur le déclare lui-même,  le film est construit comme une prolongation de celui-ci. Il est donc préférable, voir même capital, d’avoir certaines connaissances qui seront des prérequis pour l’entière compréhension du nouveau Fincher. Je vous en conjure, ne commettez pas la maladresse de plonger aveuglément dans Mank. Vous ne pourriez qu’en ressortir frustré par une incompréhension qui finira au bout du compte par vous plonger dans le plus profond des sommeils. J’espère sincèrement que cela ne vous découragera pas à voir ce film car s’il y a bien un film à voir cette année, c’est bien celui-ci, tant sa richesse est sans précédent. Nous le recommandons plus à un public de cinéphiles adeptes de complexité (fait appel à votre réflexion), de profondeur scénaristique (dialogues ciselés), et de contemplation tant chaque plan est une véritable toile de maître.

Enfin ! David Fincher fait son grand retour qui est sans surprise fracassant, pour ne pas dire triomphal, dans le milieu du long métrage, après s’être absenté 6 ans depuis Gone Girl pour se consacrer pleinement au petit écran, transition qui ne fut pas sans succès puisqu’il nous offrit deux des plus grandes séries disponibles sur Netflix : Mindhunter, captivante série phénomène se focalisant sur la nature des comportements des psychopathes, série qui à ce jour reste inégalée sur la plateforme d’un point de vue technique et actoriel, , et Love, Death, and Robots, série télévisée d’animation d’anthologie complètement barrée et gorissime aussi épaulée par Tim Miller, réalisateur de Deadpool (nous vous les recommandons toutes deux vivement).

Revenons-en à nos moutons ! Mank est sans aucun doute l’oeuvre la plus personnelle de la filmographie de son réalisateur, reconnu notamment pour des films tel que Fight Club ou bien Seven, non pas seulement parce qu’elle touche des thèmes qui lui tiennent à coeur, mais par dessus tout parce qu’il s’agit d’une adaptation du scénario qu’avait rédigé son père (scénariste et journaliste chez Life magazine) avant de mourir, scénario longtemps abandonné dans les tréfonds d’Hollywood avant de ressortir un beau jour pour être adapté pour Netflix par son propre fils quasiment 30 ans plus tard, soit 17 ans après la disparition de Jack Fincher. C’est donc l’œuvre testamentaire de Fincher Senior que David cherche à porter à l’écran comme ultime hommage à son père et à une ère lointaine du cinéma.

Commençons par le commencement : mais qu’est-ce donc que Mank ? Mank est le diminutif attribué par les collaborateurs de la MGM, studio hollywoodien le plus prestigieux entre les années 30 et 40, à l’un des plus grands scénaristes de son époque, l’extravagant Herman J. Mankiewicz. Ce dernier, véritable touche-à-tout de génie, ayant notamment proposé que la scène d’introduction du Magicien d’Oz (1939) soit en noir et blanc contrairement au reste du film réalisé en Technicolor, une des décisions les plus judicieuses du cinéma, fut par-dessus tout reconnu pour avoir été l’auteur du scénario qui donnerait par la suite, en 1941, Citizen Kane, plus communément désigné comme étant le plus grand film de tous les temps. Ce qui fait un chef d’oeuvre de Citizen Kane, en plus du feu d’artifice perpétuel de la technique cinématographique (une mise en scène révolutionnaire), c’est bien ce reflet de la société américaine qui se voit être mise à nue et dévoilée à travers une enquête truffée de flashbacks et de rebondissements sur la vie du personnage de Charles Foster Kane, magnat de la presse brillamment interprété par Orson Welles qui, en plus de faire la comédie, joue aussi le rôle de réalisateur. Le scénario aura d’ailleurs valu à la 14ème cérémonie des Oscars en 1942, non pas seulement à Mank mais aussi à Welles bien qu’il n’y ait pas contribué, selon de nombreuses sources, ne serait-ce que la moindre virgule, l’Oscar du meilleur scénario.

Pour faire court, le film retrace un segment crucial de la vie d’Herman J. Mankiewicz. Celui-ci chercha la fortune mais ne trouva que la dissolution à Hollywood, jusqu’à ce que la perspective d’être auteur de ce que certains pourraient appeler le “Grand Scénario Américain” lui offre une chance de rédemption. Mank ne fait en aucun cas la chronique de sa déchéance car d’emblée, s’il y a bien une chose sûre, c’est qu’il est déjà une âme perdue errant entre plateaux de tournage et soirées mondaines où, nonobstant un taux d’alcool dans le sang qui ferait pâlir Gainsbourg, sa langue reste bien pendue, offrant des scènes hors normes, à elles seules oscarisables.

 

** Petite anecdote, le tournage de la scène de dîner à la fin du film (dont je ne révélerai pas le moindre élément soyez rassuré) fut un réel calvaire à tourner car Fincher, perfectionniste notable tel Kubrick, n’était jamais satisfait de la prise. Il aura donc fallu un peu plus d’une centaine de prises pour avoir les bonnes images dans la boîte. Je vous passe l’état de fatigue des acteurs… **

 

La structure narrative labyrinthique est identique à celle du film qui l’inspira étant donné que l’histoire se construit à travers de multiples flashbacks qui les uns après les autres nous amènent, non pas à comprendre les dernières paroles de Kane, le fameux “Rosebud”, mais bien à découvrir le personnage et les inspirations de ce scénariste quinquagénaire alité dès le début du film dans un ranch isolé des suites d’un accident de voiture, scénariste que nous suivons en train de dicter à une jeune anglaise attendrissante, interprétée par la pétillante Lily Collins, ce qui allait devenir « Kane ».

Que les choses soient claires, quoi que vous puissiez lire dans n’importe quel média, Mank n’est en aucun cas une lettre d’amour au Hollywood d’avant-guerre. Dans celui-ci, la capitale du cinéma dans le monde est représentée comme une ville où personne n’est heureux dans son travail, ni même fier de le faire, à la seule exception peut-être du manitou de la pellicule Louis B. Mayer (superbement interprété par Arliss Howard), dont le plaisir découle de sa vénalité. Donc que l’on n’aille pas me parler de lettre d’amour au cinéma (ni même aux scénaristes) tant on est aux antipodes de la joie de vivre d’un The Artist ou de la fougue d’un Once Upon A Time In Hollywood. Mank est bien plus qu’une simple lettre ou déclaration.

Fincher emprunte les codes du cinéma des années 30, en imposant au directeur de la photographie de shooter en noir et un blanc qui est d’ailleurs ni tranchant comme fut celui de Gregg Toland, ni foncé comme le typique B&W de Stanley Cortez (dans La Nuit du Chasseur par exemple), pour ainsi dire pas un noir & blanc nitrate, mais plutôt aux aspects rêveurs et crémeux, particulièrement lynchien, s’approchant plus de la photographie de Sven Nykvist chez Ingmar Bergman (Je tiens à féliciter Erik Messerschmidt pour son travail sur Mank !)

De plus, sa prise d’initiative ne s’arrête pas là puisqu’il tint absolument à ce que le son soit enregistré en piste mono, soit destiné à être entendu comme s’il émanait d’une seule position, ce qui est typiquement années 30. Un travail minutieux fut aussi porté sur l’orchestration de la BO réalisée par Trent Reznor (fondateur du groupe Nine Inch Nails) qui se contraignit à n’utiliser que des instruments contemporains à l’époque que le film explore pour que celui-ci soit le plus authentique possible. L’attention que porte Fincher sur les moindres détails est absolument affolante. Il va même jusqu’à insérer de petits cercles de temps à autre dans les coins supérieurs des cadres pour créer l’illusion du changement de bobines à l’ancienne. De surcroît, il serait criminel de ne pas mentionner à quel point le casting de Mank est riche et infiniment talentueux. Chapeau bas à Gary Oldman qui ne cessera jamais de nous impressionner (on croise les doigts pour un deuxième Oscar) ! Mentions spéciales à Charles Dance dans le rôle de William Randolph Hearst, pourriture magistrale et énergique, ainsi qu’à Amanda Seyfried plus rayonnante, sincère, et plus juste que jamais.

 

Pour conclure, Mank nous a permis de découvrir une nouvelle facette qui nous était encore inconnue de Fincher car bien trop enfouie : son espièglerie. Il s’amuse comme jamais avec les codes du cinéma en les transcendant pour former son propre moule, une forme de cinéma qui lui est propre, la marque de fabrique Fincher, un cinéma corrosif, espiègle, morose, et d’une rigueur technique inégalable.

 

«You cannot capture a man’s entire life in two hours. All you can hope is to leave the impression of one.» – Herman J. Mankiewicz dans Mank.

 

→ Mank est disponible depuis le 4 décembre sur Netflix.

Antoine Massip

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