The Lobster : La dystopie poétique du célibat

Le mystique réalisateur Yórgos Lánthimos nous illustre dans ce film une fable dystopique et cynique d’une société dans laquelle le célibat est illégal. À plusieurs reprises, remarqué pour ses films cinglants et controversés tels que Alps ou Canine, et plus récemment avec le film oscarisé La Favorite, Yórgos Lánthimos tend à donner une toute autre image du cinéma avec son style si particulier ; des films à l’humour grinçant changent notre vision des relations humaines de la manière la plus totale et il devient parfois difficile de démêler le vrai du faux, l’intentionnel de l’accidentel.

Dans ce Lobster, Lánthimos a prévu un casting international avec en tête d’affiche Colin Farrell et Rachel Weisz jouant les amoureux froids et distants ou encore Léa Seydoux, en chef rebelle antipathique. Cette dystopie met en scène le personnage de pataud et servile de David joué par un Colin Farell qui nous a habitué à des rôles plus dynamiques et qui a pris environ une vingtaine de kilos pour ce rôle. David s’est fait tromper et quitter par sa femme et se fait escorter par la milice pour être reconduit dans un centre dans lequel il aura quarante-cinq jours pour trouver sa partenaire. Le centre est froid, monochrome, autoritaire et uniformisé : c’est un espace anxiogène qui vise à contrôler le comportement des individus. Les armes sont d’ailleurs souvent masquées dans ce film ce qui souligne cette tension de la surveillance continue. David est dès sa première apparition une victime du système, il tient en laisse un chien qui s’avère être son frère ayant échoué sa tentative quelques mois plus tôt.

Ici, la solitude et le célibat sont des péchés qu’il faut condamner. Si l’individu ne parvient pas à trouver son ou sa partenaire au bout de la période donnée, il sera transformé en l’animal de son choix. Le célibataire choisissant dès le début de son séjour son animal totem, David choisit donc de façon déroutante un homard, d’où le titre du film. Il l’explique d’ailleurs de la manière suivante : «Parce que je sais que les homards vivent plus longtemps. Ils ont le sang bleu comme les aristocrates et ils peuvent se reproduire toute leur vie. Et aussi j’aime la mer passionnément… ». On note dès le début cet amour pour la nature qui permet au personnage de « respirer », échappant à l’espace fermé dans lequel il est cloîtré. Les candidats les plus déterminés peuvent faire le choix de rallonger leur séjour lors de battues organisées durant la nuit qui consistent à capturer des célibataires récalcitrants qui résistent dans la forêt, lieu de résistance, de liberté, de solitude…et de célibat.

Lánthimos est reconnu pour la puissance de ses métaphores visuelles, de la déconstruction du langage et du sens qu’il donne au silence. On dépossède d’ailleurs les personnages de leur faculté à parler et à se comporter comme ils le souhaitent. On leur retire leurs effets personnels pour les habiller de couleurs ternes, en leur attribuant un chiffre (en l’occurrence leur numéro de chambre) et en leur apprenant à répéter des phrases toutes faites telles que : « Mon atout c’est que j’ai un très beau sourire ». On leur assigne même des enfants qui ne sont pas les leurs une fois leur union scellée. Ce recours à des mesures si absurdes prête à sourire tant cela nous rappelle avec cynisme la superficialité de certaines relations.

Son style critique atteint son paroxysme dans The Lobster, rien que la scène d’ouverture donne ce ton de désespoir et de violence interne, on y voit une femme conduire jusqu’à un champ pour fusiller un âne avec sa carabine à bout portant. Si le film est déroutant sur de multiples plans, il tire sa principale originalité de la place prépondérante à la nature pour l’évolution de son récit. La forêt est une véritable échappatoire dans cette société post-moderne, mais c’est également un lieu d’interdits et de dangers. Nous avions déjà remarqué cette fascination du grec pour les végétaux, de la différence du cadre réel et du cadre donné dans son précédent film Canine. Dans The Lobster, il n’y a donc pas de bâtiments délabrés, de villes poussiéreuses et désertes ni de cratères fumants, c’est une dystopie métaphorique qui creuse toute sa violence de l’absence d’amour et de compassion entre les êtres humains.

« Cest plus difficile de feindre des sentiments quon na pas que de masquer ceux que lon a.»

Le temps joue une place prépondérante car elle rapproche le protagoniste de son issue animale. Étonnamment, David ne semble pas si effrayé que cela, et semble d’ailleurs l’attendre comme une bénédiction. Il est en décalage avec les âmes en perdition du centre, ne donnant jamais les bonnes réponses lors des rendez-vous, ne se plaçant jamais au bon endroit – piètre chasseur de célibataires au propre comme au figuré. Le problème de David est tout bonnement son honnêteté. David ne trouvera donc jamais sa place parce qu’il n’arrive à ressembler à personne et qu’il vit dans une société où l’on est obligé d’avoir des points en commun avec une personne pour vivre avec. On notera d’ailleurs la belle performance du personnage joué par Ben Whishaw qui se force à se taper le nez chaque jour pour pouvoir rester avec sa femme qui a un problème de saignement de nez. David a également du mal à trouver sa place chez les solitaires menés par une Léa Seydoux autoritaire, qui interdisent entre eux tout contact et lien relationnel. C’est d’ailleurs là qu’il tombe amoureux du personnage de Rachel Weisz.

Si le film déroute par son humour noir, il est également très beau visuellement, oscillant entre symétrie parfaite à la Kubrick dans le centre et grands plans d’ensemble dans la nature par laquelle David est contraint de s’enfuir. C’est un sacrifice permanent pour les personnages qui sont emprunts d’une éternelle insatisfaction ; on s’est tellement délaissé du matériel et de ses innovations qu’on en vient à désirer et à vouloir provoquer des choses aussi pures que la sincérité et l’amour.  Ce qui résonne d’ailleurs avec une autre de ses oeuvres La mise à mort du cerf sacré également portée à l’écran par Colin Farrell.

Finalement l’issue est perçue comme pire que la mort, les condamnés sont réduits à des instincts primaires, dépossédés de leur caractère humain, des liens qui les unissent, de la parole. Cette issue peut être animale et imposée par le centre mais elle peut également être imposée par les solitaires qui les contraignent à un mode de vie drastique et insensible. On devient aveugle face à l’humanité, ils deviennent aveugles et donc plus humains.

Mazarine Lagrée

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